1998 – Rapport Jury Mathias Dewatripont
Remise solennelle du Prix Francqui
par Sa Majesté Le Roi Albert II
à la Fondation Universitaire le 25 Juin 1998
Curriculum Vitae – Résumé de recherche – Rapport du Jury – Discours
Curriculum Vitae
Diplômes universitaires
Licencié en Sciences Economiques, Université Libre de Bruxelles, 1981
Maître en Econométrie, Université Libre de Bruxelles, 1982
Docteur en Sciences Economiques, Université de Harvard, 1986
Fonctions académiques
Professeur à l’ULB, 1990
Co-Directeur d’ECARE, depuis sa fondation, Université Libre de Bruxelles, 1991
Président de la Section des Sciences Economiques, Université Libre de Bruxelles, 1996
Directeur de Recherche CEPR, 1998
Organisateur du Congrès Mondial de la Société d’Econométrie (Seattle, 2000) Curriculum vitae
Chercheur à la Banque Mondiale, 1982-1983
Aspirant FNRS, 1983-1985
Editeur de la Review of Economoic Studies, 1990-1994
Professeur invité
au Massachusetts Institute of Technology (MIT)1988-1989 et 1998-1999)
à la London School of Economics (LES), 1996
à l’Université Catholique de Louvain (UCL), 1990
dans le programme doctoral Suisse (Gerzensee), 1994-1999
Divers
Prix-Mémoire Camille Gutt, 1982
Boursier de la Belgian-American Educational Foundation, 1983-1984
Prix des Alumni de la Fondation Universitaire, 1989
Fellow de la Société d’Econométrie, depuis 1993
Membre de DULBEA (Département d’Economie Appliquée de l’ULB) et du CORE (Centre for Operations research and Econometrics de l’UCL).
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Résumé de recherche
Depuis ma thèse de doctorat, ma recherche s’est principalement centrée sur la « théorie des contrats », qui analyse la manière dont les acteurs économiques (individus, firmes, Gouvernements) peuvent organiser l’activité économique pour promouvoir son efficacité, mais aussi une distribution équitable de ses fruits. Cette voie de recherche, qui intègre les concepts de partage des risques et d’information imparfaite, a conduit à des développements importants ces 30 dernières années et à l’attribution du Prix Nobel d’Economie à des chercheurs comme Ronald Coase, James Mirrlees et William Vickrey. Au fil des années, j’ai appliqué cette théorie à l’économie du travail, l’économie bancaire et financière, l’économie de la transistion et l’organisation interne des firmes et des institutions publiques. J’ai en particulier analysé les aspects dynamiques de ces problèmes.
La banque est un secteur qui a malheureusement été riche en accidents économiques au cours de ce siècle:les paniques bancaires des années 30 ont constitué une composante importante de la Grande Dépression, et la crise actuelle en Asie du Sud-Est trouve à nouveau sa source dans l’inefficacité de la supervision bancaire par le régulateur. La théorie des contrats offre une méthodologie riche en enseignements pour l’analyse de ces problèmes:la règlementation bancaire peut être vue comme un accord contractuel entre les banques et le régulateur, ce dernier devant protéger les déposants et éviter un comportement inefficace ou trop risqué de la part des banquiers. Dans un livre écrit avec Jean Tirole, de l’Université de Toulouse, nous avons évalué la règlementation actuelle dans les pays de l’OCDE. Nous sommes arrivés à la conclusion que cette règlementation est globalement satisfaisante comme mécanisme de discipline des banques et de protection du système économique en l’absence d’une récession majeure, mais que des amendements seraient nécessaires pour améliorer la sécurité du système bancaire en cas de crise macroéconomique.
La transition de l’économie planifiée vers le marché en Europe de l’Est offre un autre exemple de l’importance du système des contrats pour assurer une bonne performance économique. Dans une économie de marché, il est du devoir de l’Etat de garantir la sécurité des contrats. Le cas de la Russie, pays où l’Etat à de facto démissionné et où le capitalisme se développe de manière anarchique, montre qu’une telle évolution engendre simultanément une forte inégalité des revenus et une mauvaise performance économique agrégée. Dans des travaux réalisés avec mon collègue Gérard Roland, nous avons montré l’importance du rôle de l’Etat comme garant d’une transition démocratique efficace vers le marché, par le biais de contrats offerts par les Autorités aux entreprises publiques qui allient restructuration graduelle et protection sociale.
un troisième domaine d’application de la théorie des contrats concerne l’organisation interne du secteur public. Dans des travaux écrits avec plusieurs co-auteurs, j’ai considéré la question des incitations et de la performance des institutions publiques. En nous basant sur des travaux de sociologie et de science politique, nous en sommes venus à mettre l’accent sur l’importance d’une définition claire et suffisamment précise des « missions » de ces institutions, qui doit permettre une meilleure évaluation de leur performance. Ceci plaide pour la mise sur pied d’agences indépendantes liées au Parlement par des contrats précis, qui leur donnent pour mission de s’occuper de tâches comme la politique de concurrence, la règlementation des monopoles naturels,….Une telle approche peut s’appliquer utilement au niveau régional, national ou européen et former un cadre théorique pour l’analyse économique de l’organisation efficace des institutions publiques.
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Rapport du Jury (18 Avril 1998)
Considérant que M. Mathias Dewatripont a poursuivi des recherches de très haute qualité en sciences économiques, en particulier dans le développement de la théorie des contrats, et qu’il a montré comment cette approche peut éclairer la compréhension de la nature des institutions;
considérant qu’il a aussi contribué à renforcer la groupe des économistes à l’Université Libre de Bruxelles et à son « European Centre for Advanced Research in Economics » (ECARE) à un point tel qu’ils soient considérés comme des centres importants de la recherche en science économique en Europe;
décide d’attribuer le Prix Francqui 1998 à M. Mathias Dewatripont, Professeur ordinaire à l’Université Libre de Bruxelles.
Jury international dans lequel siégeaient :
Le Professeur Edmond MALINVAUD
Professeur honoraire au Collège de France
Paris – France
Président
et
Le Professeur Gerald A. COHEN
Chichele Professor of Social and Political Theory
University of Oxford
UK
Le Professeur Oliver HART
Professor at the Harvard University
Cambridge, MA – USA
Le Professeur Thomas HELLER
Professor at the Stanford Law School
USA
Le Professeur Stephen MITCHELL
Professor at the University of Wales
Swansea – UK
Le Professeur Enrico PATTARO
Professor at the Università degli Studi di Bologna
Italie
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Discours du Baron Jacques Groothaert,
Président de la Fondation Francqui
Sire,
La présence du Roi, à laquelle nous sommes infiniment sensibles, confirme l’intérêt constant et attentif que le Souverain porte au développement de l’activité scientifique dans notre pays.
Notre Fondation, et l’ensemble de la communauté scientifique, lui en sont profondément reconnaissants.
Wij beleven tijden, waarin de wetenschap ons leven grondig aan het wijzigen is.
Het onderzoek over “nieuwe materialen” dat verleden jaar door de Francqui prijs werd bekroond vormt hiervan een sprekende illustratie die zeker tot de verbeelding spreekt. Het benadrukt het belang van fundamenteel onderzoek als de essentiële basis voor elke betekenisvolle vooruitgang.
Het is een bekende en herhaalde opmerking dat de beschikbare middelen spijtig genoeg verre van toereikend zijn.
Tijdens een informele vergadering met vroegere laureaten van de Francqui- prijs hoorden wij zeggen dat “om kans te maken op een subsidie moeten er al uitslagen gegeven worden van het onderzoek dat men wil aanvatten” !
Positief is het feit dat het Francqui-Fonds thans een gunstige financiële situatie kent, en dit te danken heeft aan het zuinig beleid van onze voorgangers, in het bijzonder van wijlen Graaf Jacques Francqui en Professor Pierre de Bie. De Raad van Bestuur wenst hiervan gebruik te maken om de rol van het Francqu-Fonds verder uit te breiden ten gunste van hoger onderwijs en onderzoek. Verschillende richtingen en initiatieven werden onderzocht en als prioritair voorgesteld. Hoewel het Francqui-Fonds de leeftijd van 60 jaar ruim heeft overschreden, blijft het actief op zoek naar vernieuwing en adaptatie.
Nos hôtes étrangers, titulaires des Chaires Francqui interuniversitaires et internationales – et nous sommes heureux et fiers de saluer la présence parmi nous, en ce jour, de plusieurs d’entre eux – ont tout au long des années écoulées fait part de la forte impression que leur fait la qualité de la recherche scientifique en Belgique. Ils ont parfois aussi remarqué qu’une dispersion d’efforts et de moyens, génératrice de quelque tendance à l’ « inbreeding », pouvait constituer un point faible.
C’est pourquoi la Fondation a pris l’initiative depuis peu de promouvoir davantage la coopération interuniversitaire. Cela répond d’évidence à un réel besoin, et est apprécié comme tel.
Les titulaires des Chaires internationales constituent en fait un corps d’ambassadeurs pour la Fondation et pour notre pays. Il est souhaitable que la Fondation Francqui soit encore mieux connue à l’étranger, et ce dans l’intérêt même de nos jeunes chercheurs.
Ainsi dans le cadre de la « Belgian American Educational Foundation », la Fondation Francqui octroie chaque année huit bourses d’étude à de jeunes savants belges pour un séjour d’un an dans une université américaine. Il est apparu qu’il est important pour eux de se présenter comme des « Francqui Fellow », ce qui fait valoir la qualité de leur sélection et est susceptible de leur ouvrir bien des portes.
C’est dans cet esprit de soutenir sous toutes ses formes la recherche et de fomenter une coopération interuniversitaire accrue que la Fondation est fière de poursuivre son activité.
Het Fonds neemt ook op ander gebieden vermeldenswaardige initiatieven : Zo steunt het dit jaar een interessant Archeologisch Project in verband met de opgravingen, studies en colloquia op het site van Eename in Oost-Vlaanderen, en heeft het een inbreng in het 8e World Congress on Transport Research dat in juli op initiatief van de Universiteit Antwerpen zal doorgaan.
Sire,
Le Prix Francqui 1998 couronne un lauréat qui s’est illustré dans le domaine des Sciences Humaines. Le Jury, composé d’éminents professeurs venant d’universités du Royaume Uni, de France, d’Italie et des Etats-Unis, s’est montré particulièrement impressionné par le haut niveau des travaux accomplis dans le domaine des Sciences Economiques.
Il a mis l’accent sur l’aspect, toujours plus important, des recherches économiques dans un cadre européen. C’est là, bien évidemment, la voie de l’avenir.
En soulignant l’excellence des divers travaux qui lui ont été soumis et dès lors la difficulté du choix qui lui était imposé, le Jury a proposé d’octroyer le Prix au Professeur Mathias Dewatripont, en citant « ses remarquables recherches particulièrement dans le domaine des développements de la théorie des contrats et de leur impact sur la nature des institutions ». Il a insisté sur le mérite du lauréat dans la création et le développement des groupes d’économes à l’Université Libre de Bruxelles et au Centre Européen pour les études avancées en économie, considérés comme des centres essentiels de la recherche économique en Europe.
Le Professeur Dewatripont, qui est né en 1959, est diplômé de l’Université Libre de Bruxelles et Ph.D. en économie de l’Université de Harvard. Outre les cours dont il assume la charge dans son Alma Mater depuis 1985, il a enseigné dans un nombre impressionnant d’universités à l’étranger, prononcé de multiples conférences dans des assemblées savantes prestigieuses et il est l’auteur d’un grand nombre de publications et d’article qui lui ont acquis une large renommée.
Il honore la tradition scientifique de notre pays et est un digne titulaire du Prix Francqui 1998 qu’il plaira au Roi de bien vouloir lui remettre.
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Discours du Professeur Mathias Dewatripont,
Sire,
C’est un immense honneur que me fait Sa Majesté en me remettant le Prix Francqui en Sciences Humaines. Par sa présence, Elle offre une fois encore un témoignage de Son soutien essentiel à la recherche fondamentale dans notre pays. Permettez-moi dès lors de La remercier très vivement au nom de l’ensemble de la communauté scientifique de ce pays. Le rôle que cette communauté se doit jouer pour le bien de notre société est aujourd’hui plus crucial que jamais, à cette époque faite de changements rapides en matières technologique, économiques et sociales, et de nécessaire mutation de notre société dans un monde en mouvement.
Sire,
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,
Cet honneur qui m’est fait s’adresse explicitement à l’équipe de recherche de l’European Centre for Advanced Research in Economics, ECARE, que j’ai eu le bonheur de fonder en 1991 avec mes collègues, et en particulier avec Patrick Bolton, Gérard Roland, André Sapir et Khalid Sekkat. L’objectif d’ECARE a été double depuis sa création : d’une part, favoriser la recherche de qualité en science économique, tout particulièrement sur les problèmes européens, de l’Est comme de l’Ouest ; d’autre part, profiter de sa localisation dans la capitale de l’Europe pour offrir une interface entre le monde de la recherche et celui de la décision économique en Europe.
L’essor d’ECARE n’aurait pas été possible sans le soutien constant de l’Université Libre de Bruxelles et de ses autorités académiques depuis 1991. Permettez-moi donc de remercier notre Recteur Jean-Louis Van Herweghem, mais aussi Françoise Thys-Clément, Recteur de l’ULB à l’époque de la création d’ECARE. Notre centre de recherche est en outre né comme initiative commune de l’Institut d’Etudes Européennes de l’ULB, l’IEE et du Centre for Economic Policy Research, le CEPR, réseau de 400 chercheurs européens qui a été à la base de tant d’initiatives en faveur de la recherche en science économique en Europe. Je tiens à remercier tant les Présidents successifs de l’IEE, Jean-Victor Louis et André Sapir, que le Président du CEPR, Richard Portes, pour leur aide très précieuse. Et si mes collègues et amis d’ECARE sont trop nombreux pour être remerciés chacun nommément, je souhaite ici exprimer tout particulièrement ma gratitude à Philippe Weil, avec qui j’ai le plaisir de co-diriger ECARE depuis 1992, ainsi qu’à Lucrezia Reichlin et Gérard Roland, qui assurent également un rôle tout à fait déterminant dan son bon fonctionnement.
Si ECARE a occupé une part importante de mon activité professionnelle depuis sept ans, mon intérêt pour la science économique a été motivé par les grandes interrogations qu’ont suscitées le ralentissement de la croissance économique et la montée du chômage et des inégalités dans les années septante tant en Belgique qu’en Europe. Cette période a été particulièrement troublée, marquée comme elle l’a été par l’intensification des conflits pour la répartition des fruits d’une production nationale stagnante, conflits qui se sont traduits par un gonflement effréné de la dette publique et par des déséquilibres extérieurs croissants. C’est avec brio que mes Professeurs à l’ULB éclairaient ces événements : je me souviens tout particulièrement des enseignements de macroéconomie de Victor Ginsburgh et de Jean Waelbroeck, ainsi que des débats, parfois par presse interposée, d’Etienne Kirschen et de Roland Beauvois, sur la politique de change optimale de la Belgique. C’est dans ces circonstances que le virus de la recherche m’a été inoculé par Françoise Thys-Clément, qui m’a permis de réaliser un premier travail de recherche qui évaluait, avec l’aide de son modèle économétrique Breughel, l’impact d’une dévaluation du Franc Belge sur les équilibres macroéconomiques et le marché du travail en Belgique – et ce six mois avant la dévaluation de février 1982 !
L’orientation générale de mes recherches s’est ensuite déterminée lors de mes études doctorales à l’Université d’Harvard, où j’ai pu bénéficier des enseignements de microéconomie dispensés par les meilleurs spécialistes du genre, et je pense en particulier à mes co-directeurs de thèse Eric Maskin et Andreu Mas-Colell, qui m’ont guidé avec patience et talents dans mes travaux. Mes recherches ont ensuite bénéficié à mon retour des USA de l’environnement du Département d’Economie Appliquée de l’ULB, le DULBEA, et du soutien de son Directeur Paul Kestens, ainsi que celui de la Faculté des Sciences Sociales, Politiques et Economiques de l’ULB et de ses Doyens Luc Wilkin et Jean-Jacques Heirwegh. Comme beaucoup, j’ai aussi pu compter sur le dynamisme de recherche du Centre for Operations Research and Econometrics de l’UCL, le CORE, fondé par Jacques Drèze, ainsi que sur le soutien constant du Fonds National de la Recherche Scientifique.
J’aimerais également associer à ces remerciements mes co-auteurs et amis, et tout particulièrement, parmi ceux que je n’ai pas encore pu citer, Philippe Aghion, Patrick Rey et Jean Tirole. Enfin je profite de leur présence pour exprimer ma gratitude à mes parents, pour leur générosité et l’exemple qu’ils ont toujours su représenter pour moi, et à mon épouse Anne, pour son soutien et sa compréhension constantes, ainsi que pour notre complicité, encore renforcée depuis quelques années par l’arrivée de nos enfants Antoine et Charlotte.
La science économique se préoccupe de l’allocation optimale de ressources par essence rares dans la société. Une telle allocation doit veiller tant à l’efficacité de la production de ces ressources qu’à sa distribution équitable. Il est de tradition pour les économistes, depuis Adam Smith, Léon Walras et Alfred Marshall, de mettre l’accent sur le système des prix comme mécanisme d’ajustement veillant à l’allocation efficace des ressources, pour peu que le degré de concurrence entre producteurs soit suffisant. Les pouvoirs publics se doivent de veiller à assurer une telle concurrence, via la politique antitrust. En outre, l’Etat a un rôle à assumer au niveau de la distribution des ressources. Ce rôle est double : d’un côté, il y a bien sûr la politique budgétaire, c’est-à-dire la taxation et la redistribution, objets d’étude de l’économie publique ; mais il y a également le rôle de l’Etat comme garant du respect des accords contractuels conclus entre personnes physiques et morales dans la société. C’est sur cet aspect important de la réalité économique que je souhaite me concentrer et formuler quelques réflexions ici.
La théorie économique des contrats, pour laquelle le Prix Nobel a été décerné ces dernières années à Ronald Coase, William Vickrey et Jim Mirrlees, a mis en évidence le rôle des accords contractuels entre parties privées comme condition d’efficacité des relations économiques : il est typiquement crucial pour les agents économiques de pouvoir compter, grâce à une convention signée a priori, sur une répartition équitable a posteriori des fruits d’un effort commun. Cette garantie est en général nécessaire pour que cet effort commun soit accompli efficacement. En effet, il faut se rendre compte que, dans le cas d’activités économiques complexes, le risque est grand de voir cette garantie mise à mal face aux aléas de l’environnement économique : le contrat sera typiquement « incomplet », comme l’ont montré les travaux fondamentaux d’Olivier Williamson et d’Olivier Hart. Dans un tel contexte, le but de la théorie des contrats est d’analyser les mécanismes institutionnels qui permettront le mieux d’approcher une solution optimale en matière d’efficacité productive et distributive.
Le rôle de l’Etat comme garant de la sécurité juridique est particulièrement mis en évidence depuis la chute du Mur de Berlin et le passage des anciens pays communistes à l’économie de marché : c’est en effet en Russie, pays où l’Etat a le plus démissionné de son rôle régulateur, jusqu’à tolérer un développement anarchique et même mafieux du système économique, que ce passage à l’économie de marché est le plus inégalitaire mais aussi le plus coûteux en terme de baisse de production globale. Des travaux menés en collaboration avec mon collègue Gérard Roland indiquent dans le même ordre d’idées l’importance d’une rôle actif de l’Etat dans la gestion d’une transition économique démocratique vers l’économie de marché, via des conventions publiques offertes aux entreprises qui combinent restructuration graduelle et protection sociale.
A l’Ouest également, le rôle régulateur de l’Etat représente un enjeu majeur pour le bien-être économique. La théorie des contrats permet d’analyser la réglementation comme une convention entre l’Etat et les entreprises. Prenons par exemple le cas de la réglementation bancaire. L’histoire du 20e siècle est malheureusement riche en échecs cuisants en cette matière. Il a en effet été démontré que l’insuffisance de protection des déposants a été à l’origine des nombreuses paniques bancaires des années 30 dans le monde, paniques dont les conséquences expliquent une part importante de la Grande Dépression de cette époque. D’un autre côté, la protection réglementaire actuelle dont jouissent les déposants a permis dans les années 80 aux USA, et aujourd’hui en Asie du Sud-Est, à certaines banques de profiter indûment du système pour investir l’argent des déposants dans des projets économiques qui représentent un gaspillage de ressources pour la société.
Le problème d’une responsabilisation adéquate du secteur bancaire reste donc posé. A cause de la dispersion des déposants, c’est à l’Etat-régulateur qu’incombe cette tâche, via une convention de réglementation dont les conditions doivent être soigneusement précisées. Des travaux utilisant la théorie des contrats que j’ai poursuivis en collaboration avec Jean Tirole indiquent que la réglementation en vigueur dans les pays de l’OCDE représente un cadre satisfaisant en cette matière, en l’absence de choc macroéconomique de grande ampleur. Par contre, un dispositif d’aide du secteur bancaire en cas de récession prononcée, financé par une taxe sur ce secteur en cas d’expansion économique, viendrait utilement compléter l’arsenal réglementaire actuel et ainsi permettre d’éviter la répétition des désastres macroéconomiques que nous avons pu déjà observer à maintes reprises.
L’histoire des crises bancaires montre également les limites de l’intervention publique dans la régulation : dans plusieurs cas récents, ce qui a fait défaut, ce n’est pas l’absence de réglementation adéquate mais sa mauvaise application par le régulateur chargé de cette tâches. Un problème classique ici est le conflit potentiel entre tâches de prévention et de répression : la mise en demeure par le régulateur de cessation d’activités bancaires frauduleuse peut en effet révéler au grand jour que cette activité a été détectée trop tardivement par ce même régulateur, et donc in fine nuire à sa bonne réputation. L’anticipation de ce problème peut conduire le régulateur à laisser perdurer la fraude plutôt que de la faire cesser. Ceci n’est qu’un exemple de dysfonctionnement des administrations chargées d’appliquer les lois et réglementations pour lequel la théorie des contrats peut apporter un éclairage, via une évaluation des mécanismes de contrôle, de rémunération et de promotion des membres de l’administration. Des travaux récents dans ce domaine indiquent l’importance d’une définition claire et suffisamment précise de leurs tâches, pour permettre une meilleure évaluation de leur performance. Ces travaux peuvent être appliqués dans une optique régionale, nationale ou européenne, et représentent un cadre théorique prometteur pour une analyse économique de l’évaluation des institutions publiques.
Sire,
Les exemples que je viens d’évoquer indiquent la richesse de la théorie des contrats comme instrument d’appréhension des relations économiques et de leur rôle dans la production et la répartition des richesses. Plusieurs de mes travaux ont tenté d’apporter une contribution modeste à ce domaine de recherche, qui est en développement permanent. La recherche est cependant une entreprise éminemment collective, qui nécessite en outre un environnement académique favorable à son développement. Je souhaite dès lors interpréter ce Prix Francqui qui m’est généreusement accordé aujourd’hui comme un double encouragement adressé à la communauté scientifique, d’une part en faveur d’une recherche qui tente d’appréhender les grands problèmes de notre société, de l’autre en faveur d’une démarche collective et coopérative pour atteindre ce but.
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