1988 – Rapport Jury Pierre van Moerbeke


R
emise solennelle du Prix Francqui
par Sa Majesté Le Roi Baudouin
à la Fondation Universitaire le 3 juin 1988

Curriculum Vitae – Rapport du Jury – Discours

Pierre van Moerbeke

Curriculum Vitae

Né à Louvain, le 1er octobre 1944

Diplômes universitaires :

Licencié en Sciences (mathématiques) avec la plus grande distinction, 1966
Fellow, Rockefeller University, New York, 1969-1972
Ph.D. (mathematics), 1972

Fonctions académiques :

Professeur à l’Université Catholique de Louvain, depuis 1972

Curriculum Vitae :

Aspirant au Fonds National de la Recherche Scientifique, 1966-1972
Membre, Institute for Advanced Study, Princeton, 1973-1974
Visiting Associate Professor, Department of Operations Research, Stanfors University, 1974
Associate Professor, Department of Mathematics, Stanford University, 1974
Professeur Associé, Université de Paris (Orsay), 1975
Professeur titulaire, Université de Paris (Orsay), 1976-1978
Visiting Associate Professor, University of California, Berkeley, 1977-1978
Professor, Brandeis University, Boston, depuis 1979 – Chaque printemps

* * *

Rapport du Jury (9 avril 1988)

Considérant que les travaux de Pierre van MOERBEKE constituent une synthèse d’une profonde originalité entre quatre branches fondamentales des mathématiques et de la mécanique :

– théorie des systèmes dynamiques complètement intégrables;
– théorie du problème spectral inverse;
– écoulement fluide possédant une infinité d’intégrales premières;
– théorie des fonctions sur des courbes algébriques de genre fini ou infini;

considérant que Pierre van MOERBEKE a construit des algorithmes apportant une réponse définitive au problème de l’intégrabilité du mouvement à la Poinsot, problème resté ouvert malgré les travaux de EULER, LAGRANGE, JACOBI, KOWALEWSKA;

décide d’attribuer le Prix Francqui 1988 à Monsieur Pierre van MOERBEKE, Professeur à l’Université Catholique de Louvain.

Jury international dans lequel siégeaient :

Le Professeur André Lichnerowicz
Professeur au Collège de France
Paris – France
                                                          Président

et

Le Professeur Vincenzo BALZANI
Professor at the University of Bologna
Italia

Le Professeur Adriano BARLOTTI
Professor at the University of Firenze
Italia

Le Professeur Henri BOUAS-LAURENT
Professeur à l’Université de Bordeaux
France

Le Professeur John W. CHRISTIAN
Professor at the University of Oxford
UK

Le Professeur Robert C. GOODFELLOW
Professor, Technical Manager Optoelectronic Devices and Technology
Towcester, Caswell, Northants – UK

Le Professeur David HORN
Professor at the University of Tel-Aviv
Chairman of the School of Physics and Astronomy
Israël

Le Professeur Léon LE MINOR
Professeur à l’Institut Pasteur
Paris – France

Le Professeur Per O. LOWDIN
Professor Emeritus of the Uppsala University
Graduate Research Professor of Chemistry and Physics
University of Florida and Uppsala
Sweden

Le Professeur Paul MALLIAVIN
Professeur à l’Université Pierre et Marie Curie
Paris – France

Le Professeur Raymond MAUREL
Professeur à l’Université de Poitiers
Directeur de l’Institut de Recherches sur la Catalyse, C.N.R.S.
Villeurbanne – France

Le Professeur Arthur B. METZNER
Professor at the University of Delaware
Newark – USA

Le Professeur Nick L. REIJERS
Professor aan de Technische Universiteit te Delft
The Netherlands

Le Professeur Hein P. STUWE
Professor at the Montanuniversität Leoben
Austria

Le Professeur Pierre TRAMBOUZE
Professeur, Directeur du Centre d’Etudes et de Développements Industriels
de l’Institut Français du Pétrole
Vernaison – France

Le Professeur Herman van BEKKUM
Professor aan de Technische Universiteit te Delft
The Netherlands

Le Professeur Alexandre von ZELEWSKY
Professeur à l’Université de Fribourg
Switzerland

Le Professeur Dudley J. WILLIAMS
Reader in Organic Chemistry
Cambridge – UK

* * *

Discours de Monsieur Jacques Groothaert
Président de la Fondation Francqui

Sire,

Wij gaan beslissende jaren tegemoet.  Dit zijn voor ons allen tijden van grote verwachtingen, maar ook, al te vaak, van bekommernis, aarzeling en onzekerheid.

Dans un monde devenu, dans tous les sens du terme, interdépendant, l’Europe se voit confrontée aux défis de la technologie et de la concurrence – et ce sont chaque fois des défis de dimension et de moyens : ceux qu’exige la modernité technologique.

Notre Europe possède en abondance la matière première du futur : l’intelligence créatrice.  Elle tarde dangereusement à la valoriser, en raison de la dispersion des efforts et des ressources.

Dans cette Europe qui restera pour longtemps encore une Europe des Etats, l’Etat belge est confronté à ces mêmes problèmes.  Ses dirigeants ont donc le devoir – qui ne paraît pas toujours clairement perçu ni pleinement assumé, si l’on considère le caractère souvent dérisoire de certains choix de priorité de réflexion ou d’action – de veiller à sauvegarder et à développer, sans gaspillages ni incohérence, le patrimoine de créativité scientifique indispensable à notre avenir commun.

Il est aussi plus nécessaire que jamais d’assurer une formation adéquate de la jeune génération qui devra, résistant de plus en plus difficilement aux tentations de la « fuite des cerveaux », assurer la continuité de nos efforts.

Un des récents lauréats du Prix Francqui lançait devant Vous, Sire, un cri d’alarme.  Je le cite :

« Il serait douloureux et dommageable pour ce pays de perdre l’expérience de nos chercheurs.  Une simple mesure d’accroissement de la dotation d’une Institution aussi remarquable que le Fonds National de la Recherche Scientifique, créé à l’initiative de Sa Majesté le Roi Albert, permettrait d’éviter la dépression, la perte et la fuite de nos meilleurs chercheurs.

Sire, j’ai peur, peur pour la Recherche Fondamentale, peur pour les chercheurs.  Tous les chercheurs de ce pays connaissent votre Ecoute Attentive, votre intérêt pour les sciences et les arts. »

Wij weten hoezeer Uwe Majesteit deze bezorgdheid begrijpt en deelt.  Het Francqui-Fonds blijft verder getrouw aan zijn opdracht om het wetenschappelijk onderzoek in ons land aan te moedigen.  Ons land mag zich in geen geval veroorloven in dit zo essentieel domein in gebreke te blijven.

De Francqui-Prijs 1988 werd voorbehouden voor een geleerde die zich heeft donderscheiden in het domein van de wiskundige, natuurkundige en scheikundige wetenschappen.

Se ralliant à la proposition du Jury International, composé de Professeurs des Université de Paris, Bologna, Firenze, Bordeaux, Oxford, Tel-Aviv, Uppsala, Delaware, Leoben, Fribourg et Poitiers, le Conseil d’Administration de la Fondation Francqui a, en sa séance du 12 avril 1988, conféré le Prix Francqui 1988 à Monsieur Pierre van Moerbeke, Professeur à l’Université Catholique de Louvain.  Tout en insistant sur le fait que les candidats étaient tous d’un très haut niveau scientifique, le Jury a notamment pris en considération le fait que les travaux de M. Pierre van Moerbeke constituent une synthèse d’une profonde originalité entre quatre branches fondamentales des mathématiques et de la mécanique :

– théorie des systèmes dynamiques complètement intégrables;
– théorie du problème spectral inverse;
– écoulement fluide possédant une infinité d’intégrales premières;
– théorie des fonctions sur des courbes algébriques de genre fini ou infini

Né le 1er octobre 1944, M. van Moerbeke a fait ses études à l’Université Catholique de Louvain. 

De 1966 à 1972, il fut Licencié en Sciences Mathématiques, aspirant au Fonds National de la Recherche Scientifique, Professeur, puis Professeur ordinaire à l’Université Catholique de Louvain.  Il fut Professeur associé à la Stanford University, à l’Université de Paris (Orsay) et à la University of California – Berkeley ; depuis 1979, il donne chaque année, des cours à la Brandeis University – Boston.

Uit naam van de Raad van Bestuur van het Francqui-Fonds bied ik Professor van Moerbeke onze welgemeende gelukwensen aan.

Van deze gelegenheid wil ik tevens gebruik maken om onze dankbaarheid te betuigen aan de Juryleden en meer in het bijzonder aan onze Gedelegeerd-Bestuurder, Professor emeritus Pierre de Bie, die de werkzaamheden van de Jury op de meest efficiënte wijze heeft voorbereid en er het secretariaat van waargenomen heeft.

Wij zijn Uwe Majesteit zeer erkentelijk voor hun blijvende belangstelling en aanmoediging en voelen ons ten zeerste vereerd door Hun aanwezigheid op deze plechtigheid.

Moge het de Koning behagen de aanwijzing van Professor Pierre van Moerbeke als Laureaat van de Francqui-Prijs 1988 te willen onderschrijven en hem diensvolgens het diploma van onze Instelling te willen overhandigen.

Qu’il plaise au Roi de consacrer la désignation du Professeur Pierre van Moerbeke comme Lauréat du Prix Francqui 1988 en lui remettant le diplôme de notre Institution.

* * *

Discours du Professeur Pierre van Moerbeke

Sire,

C’est avec joie et fierté que j’exprime ma profonde reconnaissance et gratitude pour l’honneur que votre Majesté me fait en me remettant cette haute distinction.  La présence de Votre Majesté à cette cérémonie témoigne de l’intérêt effectif et soutenu qu’Elle porte à la Science Fondamentale.  A ce propos, je ne puis manquer d’évoquer la création par la Maison Royale, il y a 60 ans, des fondations de la rue d’Egmont, qui jouent un rôle majeur dans le développement scientifique de la Belgique.

Sire, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Je tiens tout d’abord à exprimer aux membres éminents du Jury du Prix Francqui et du Conseil d’Administration de cette fondation mes plus vifs remerciements, ainsi que ceux de mes proches et de mes collaborateurs pour l’encouragement exceptionnel que consitute la distinction qui m’a été accordée.  Puisse-t-elle être source d’élans créateurs vers les frontières inédites du savoir.

Je suis particulièrement redevable à l’Université Catholique de Louvain qui m’a fourni la formation, la liberté et la sérénité, nécessaires à un travail scientifique digne du Prix Francqui.

Je rends également hommage à l’Université Rockefeller, où comme jeune doctorant, j’ai pu m’insérer dans un brillant environnement pluridisciplinaire.  Ce n’est pas sans émotion que j’évoque la mémoire du Professeur Mark Kac; il me laisse le souvenir d’un maître dont la vivacité, l’originalité et la clairvoyance se jouaient des méandres de la science.  Je me dois d’évoquer aussi le Professeur Henry P. McKean, qui à la manière d’un forgeron, m’a appris à travailler la science avec adresse, vigueur et intuition.

L’honneur qui m’est fait par la Fondation Francqui revient également à mon équipe de l’Université Brandeis, et plus spécialement au Professeur Mark Adler, coéquipier précieux pour naviguer dans les mers houleuses de la recherche.

Mais je veux particulièrement rendre hommage au Professeur Louis-Philippe Bouckaert, logicien, mathématicien, physicien, homme de science universel, dont le décès récent a endeuillé la communauté scientifique de notre pays.  Je tiens à remercier cordialement le Professeur, Baron Pierre de Béthune, géologue de renommée mondiale, humaniste ouvert aux idées et aux arts, de son soutien bienveillant et toujours chaleureux.  Tous deux, par leur enthousiasme, leur clarté et leur curiosité insatiable, ont fait jaillir l’étincelle chez nombre de jeunes talents.

A cet hommage de reconnaissance, j’associe mes parents qui ont éveillé ma passion pour la science et mon épouse qui la partage au fil du quotidien.

Pour un mathématicien, parler de sa démarche scientifique qui paraît aux yeux du profane un domaine si impénétrable, n’est pas aisé.  Je voudrais vous proposer un récit, une description de John Scott Russel, qui vous fera percevoir comment, à la vue d’un phénomène naturel, l’ébauche d’une théorie peut naître dans l’esprit d’un mathématicien.

Nous sommes en 1834, en Ecosse; John Scott Russel, lors d’une promenade à cheval le long d’un canal de halage, observait le mouvement d’un bateau tiré à vive allure par deux chevaux dans un canal étroit; le bateau s’arrêta brusquement.  Il constata qu’il n’en fut pas de même de la masse d’eau qui avait été mise en mouvement dans le canal; elle s’accumula autour de la proue dans un état de violente agitation, puis, laissant tout à coup le bateau en arrière, se mit à cheminer à grande vitesse, sous la forme d’une seule ondulation, lisse et parfaitement délimitée.  Cette onde continua sa marche dans le canal, sans que sa forme et sa vitesse parussent s’altérer.  Russel la suivit à cheval, et seulement après un mille ou deux, l’onde se perdit dans les sinuosités du canal.  Et John Scott Russel de déclarer : « Au mois d’oaût 1834, j’ai eu l’occasion de faire ma première rencontre avec un phénomène étrange et beau ».

Les ondes solitaires – c’est le nom donné au phénomène observé par Russel – ont la propriété d’être entièrement en saillie au-dessus du niveau de l’eau sur laquelle elles cheminent, et de progresser isolément, ce qui les distingue des trains d’ondes oscillatoires où chaque saillie est suivie d’un creux.  La traduction du phénomène des ondes solitaires en termes d’équations différentielles fut réalisée par Korteweg et de Vries en 1985.  Ces équations, qui gouvernent les ondes dans un canal peu profond, sont caractérisées par un terme tendant à disperser l’onde et un autre terme, non-linéaire, tendant à concentrer l’onde.  Un milieu dans lequel ces deux effets se compensent sera propice à l’existence d’ondes solitaires, que le jargon à transformées en « solitons ».  Chacun peut contempler des solitons à l’endroit où la marée vient mourir sur nos plages.

Environ 60 ans après la découverte de Korteweg et de Vries, le décor change, les acteurs sont Enrico Fermi et ses collaborateurs au laboratoire de Los Alamos.  Ils entreprirent, en 1955, ce qui fut à l’époque une gigantesque expérience numérique sur l’ordinateur MANIAC 1.  Leur objectif était de confirmer la suggestion de Debye de 1914, proposant que la conductivité thermique finie dans les solides modélisés par un réseau de masses liées par des ressorts serait due à la non-linéarité de la force de rappel des ressorts.  La force de rappel n’est donc pas une fonction linéaire de l’élongation du ressort.  Comme prévu, l’expérience montra que l’excitation d’un seul mode de vibration se transmet à d’autres modes, en raison de la non-linéarité.  Cependant à la grande surprise de tous, le système retourna à la longue, à sa situation initiale, où toute l’énergie détait concentrée sur un seul mode de vibration, au lieu de se répartir sur tous les modes de façon uniforme et irréversible.  Cette vertu de ne point oublier ses origines et de garder l’information dérive de l’existence des lois dites de conservations.

Ces aspects quelque peu négligés furent ressuscités, il y a une vingtaine d’années, par un heureux concours de circonstances, qui montra que les énergies propres des ondes solitaires de l’équation de Korteweg-de Vries sont conservées – même à l’issue de plusieurs collisions – et qu’elles correspondent aux niveaux d’énergie de l’équation de Schrödinger, équation célèbre de la mécanique quantique.  La découverte de ce lien, qui eut l’éclat d’un feu d’artifice, influença de nombreux domaines, des mathématiques à la technologie en passant par la physique et la biologie.  Permettez-moi d’en citer trois applications récentes.

Un bref signal lumineux envoyé dans une fibre optique a la propriété de se disperser et de s’aplanir.  Cependant, dans certaines fibres dites non-linéaires, un effet inverse tend à concentrer le signal.  Ainsi des signaux lumineux d’une forme particulière envoyés dans ces fibres conservent leur forme et sont gouvernés par une équation analogue à celle de Korteweg-de Vries; les solitons ainsi oqbtenus se transmettront sur de longues distances sans s’atténuer et sans se disperser.  Ils jouent déjà un rôle important dans le domaine des télécommunications.

Dans deux supraconducteurs séparés par une jonction diélectrique, le champ magnétique pénètre sous forme de long tourbillons quantifiés pouvant se déplacer dans le diélectrique.  A cause de la permanence des tourbillons magnétiques, même après collisions, le système peut stocker une unité d’information; il y a ici, encore au stade expérimental, construction de mémoires à temps de commutation ultra-rapide et à faible consommation d’énergie.

Un dernier exemple : la théorie des solitons pourrait permettre d’élucider, au niveau moléculaire, le mécanisme de la contraction des muscles striés.  Dans les chaînes de peptides et d’hydrogène des protéines, les solitons naissent du mariage de la dispersion due aux vibrations intrapeptides et de la non-linéarité due à l’interaction de ces vibrations avec les déplacements de groupes peptides autour de leur position d’équilibre; les solitons qui en résultent sont régis par une équation alliée à celle de Korteweg-de Vries.

L’histoire des mathématiques, moins retentissante que celle de l’humanité, est tout aussi ancienne.  Les édifices de nos ancêtres lointains témoignent déjà d’une vision mathématique certaine.  La découverte mathématique, une activité presque instinctive de l’homme, est une façon de reconnaître un ordre et une stabilité au sein d’un univers capricieux.  La science mathématique d’aujourd’hui est devenue un immense réseau vibrant, plein de vitalité, dont les différentes plages s’enrichissent et s’influencent mutuellement et pour laquelle l’observation de la nature constitue un stimulant permanent.  Ainsi que l’a dit Henri Poincaré : « La physique ne nous donne pas seulement l’occasion de résoudre des problèmes, mais elle nous en fait pressentir la solution ».  Dans notre cas, c’est le monde magnifique de la non-linéarité qui en captant l’imagination des mathématiciens à permis de découvrir une abondante richesse de structures mathématiques.

L’équation de Korteweg-de Vries et ses nombreuses alliées sont entrées dans le cadre de la mécanique hamiltonienne fondée par Sir William Hamilton, l’ « Astronome Royal » de Dublin, au cours du siècle passé.  En outre, ces systèmes sont dits « complètement intégrables » : ils possèdent un grand nombre de lois de conservation, en plus de la conservation de l’énergie et du moment.  Ces lois résultent tantôt de symétries apparentes au niveau de l’espace géométrique des configurations, tantôt de symétries cachées au sein de l’espace des phases, décrivant simultanément les positions et les vitesses du système.  Nous avons montré que ces symétries cachées, plus difficiles à saisir, se traduisent naturellement en termes de la théorie des groupes de Lie, qui systématise par excellence l’étude des symétries.  A leur tour, ces groupes de Lie donnent lieu à des courbes algébriques, d’où résultent des tores, ce qui nous conduit au coeur même de la géométrie algébrique.  Ces tores jouent un rôle prépondérant : en effet, les trajectoires des sytèmes mentionnés ci-dessus, peuvent être toutes considérées comme enroulées sur ces tores.  Ces liens avec la géométrie algébrique et la théorie des groupes nous fournit non seulement les rouages sous-jacents à certaines opérations, déjà effectuées par les Hamilton, Jacobi et Lagrange, mais aussi une méthode systématique, voire même algorithmique, pour décider de la complète intégrabilité d’un système mécanique.  Nous appuyant sur les méthodes contemporaines de géométrie algébrique, nous avons répondu affirmativement à la question posée en 1889 par Madame Sophie Kowalewskaya de savoir si l’existence de solutions asymptotiques garantit la complète intégrabilité du systèmes mécanique.

La solution de ces problèmes de mécanique a donné lieu à un foisonnement d’idées et de liens entre les domaines apparemment les plus distants, comme la théorie spectrale, la géométrie algébrique et la théorie des groupes de Lie.  En retour, cette synthèse alimenta chacun de ces domaines en idées nouvelles.  Les problèmes que je viens de citer, dont certains sont en effet centenaires et ont résisté à de nombreuses tentatives de résolution, peuvent devenir brusquement transparents grâce à des progrès réalisés dans d’autres domaines.  Ceux-ci peuvent être très éloignés les uns des autres.  A titre d’exemple, je citerais encore le problème de Schottky, problème de géométrie algébrique pure, résolu par Takahiro Shiota – un membre de notre équipe – et la théorie des solitons, qui à première vue, ne présentent entre eux aucun lien logique.

Sire, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Les progrès spectaculaires des sciences mathématiques durant les dernières décennies montrent à suffisance combien le développement scientifique exige une largeur de vue qui s’étend sur plusieurs disciplines.  Cette constation me conduit à émettre quelques réflexions sur la recherche mathématique dans notre pays, où la situation des Universités est préoccupante.  Tout a été dit et redit à de nombreuses tribunes, à propos de la nécessité d’investir dans le capital humain, à propos de l’importance de la recherche fondamentale et de l’insuffisance de son financement, et à propos de la nécessité de modifier le statut fiscal du mécénat.  Cependant un redressement serait vain s’il n’était accompagné de certaines mesures, dont je voudrais développer ici certains aspects.

Nos universités ont formé au cours des dernières décennies un nombre impressionnant d’excellents mathématiciens, disséminés à travers le monde.  Ils témoignent du potentiel intellectuel considérable et de la qualité de l’enseignement dans notre pays; ils sont une vraie source de fierté pour nos universités.  La fuite de nos talents, sans volonté – ni possibilité de retour – doit impérativement être freinée; elle devrait de plus être compensée par un apport extérieur, en vue d’équilibrer la balance intellectuelle de notre pays vis-à-vis de l’étranger.

Par ailleurs, la science d’aujourd’hui n’est plus le privilège de quelques uns, comme aux siècles passés, mais elle est pratiquée sur tous les continents, avec la même intensité et elle s’insère éminemment dans la société d’aujourd’hui, dans sa vie culturelle et économique.  Pour s’assurer une large ouverture sur ce réseau scientifique et une plus grande mobilité intellectuelle, les universités sont appelées à accueillir et intégrer les meilleurs chercheurs venus des quatre coins du monde et à envoyer leurs élèves dans les centres étrangers pour élargir leur vision et acquérir d’autres modes de pensée.  Les universités pourraient ainsi offrir aux plus brillants de ces chercheurs des carrières stables, des conditions de travail attrayantes et une liberté indispensable.  La sélection se fera selon des critères scientifiques transparents et selon des jugements extérieurs aux institutions.

Si le mathématicien ne requiert point d’équipement onéreux, par contre il doit pouvoir s’entourer de collègues dont les intérêts couvrent un vaste éventail de connaissances.  Bien que la découverte scientifique soit le fruit d’un travail assidu de longue haleine, les idées naissent dans un climat libre, fluide, pluridisciplinaire, dynamique; elle naissent tantôt du harsard, tantôt de rencontres fortuites.  Souvent le chercheur vise une chose et trouve une autre chose; combien de fois la solution d’un problème ne relève-t-elle pas d’un domaine inattendu ?  En vue d’assurer aux chercheurs un environnement suffisamment riche, nos universités seront amenées à créer des centres d’excellence souples et sans finalité précise, construits à l’image des meilleurs et s’inspirant des grands courants de la pensée mathématique actuelle.  Ces efforts devront s’inscrire rapidement dans la dimension européenne.

Toujours dans ce souci d’ouverture, les universités, où jeunes hommes et femmes font leurs premiers pas dans les grands domaines du savoir, doivent veiller à fournir des formations de base larges, souples et pluridisciplinaires, évitant une spécialisation prématurée, permettant le passage aisé d’une discipline à l’autre et assurant ainsi une insertion plus efficace dans la société.

Puissent les responsables scientifiques et politiques promouvoir l’esprit de recherche dans le pluralisme et pratiquer ce détachement serein qui permet hauteur de vue et projets à long terme.

Grâce à l’intérêt que Votre Majesté porte à la science, grâce au dynamisme des Fondations Scientifiques éminentes, telle la Fondation Francqui qui m’honore aujourd’hui, nous savons que des voies d’espérance existent pour ceux, – les jeunes en particulier – qui veulent investir leurs énergies créatrices dans les domaines encore inexplorés du savoir !

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