1986 – Rapport Jury Marc Wilmet

 

Remise solennelle du Prix Francqui
par Sa Majesté Le Roi Baudouin
à la Fondation Universitaire le 24 juin 1986

Curriculum Vitae – Rapport du Jury – Discours


Marc Wilmet

Curriculum Vitae

Né à Charleroi le 28 août 1938

Diplôme Universitaires :

Candidat en Philologie romane, 1958
Licencié en Philologie romane, 1960
Agrégé de l’enseignement moyen supérieur, 1960
Docteur en Philosophie et Lettres, 1968

Fonctions :

Chargé de cours, Vrije Universiteit Brussel, 1969
Professeur ordinaire, Vrije Universiteit Brussel, 1975
Chargé de cours, Université Libre de Bruxelles, 1976
Professeur ordinaire, Université Libre de Bruxelles, 1982

Curriculum vitae :

Professeur à l’Athénée Royal de Woluwé-St-Lambert, 1960-1966
Aspirant du Fonds National de la Recherche Scientifique, 1966-1969
Chargé de conférences à l’Université Lovanium de Kinshasa, 1968
Professeur adjoint à l’Université de Sherbrooke, 1969-1970
Lauréat du concours national des bourses de voyage, 1971
Professeur invité à l’Université Hébraïque de Jérusalem, 1976

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Rapport du Jury (5 avril 1986)

Considérant qu’il a acquis une réputation internationale et qu’il a contribué de façon remarquable à confirmer et renforcer le prestige de la Belgique dans le monde scientifique;

considérant qu’il a su allier avec bonheur les points de vue diachronique et synchronique;

considérant qu’il est un des meilleurs spécialistes dans le domaine de la linguistique française et en particulier des études sur le moyen français dont il a été un des rénovateurs;

considérant qu’il a repris avec originalité et indépendance critique la tradition linguistique inaugurée par Gustave Guillaume;

considérant que ses derniers travaux témoignent d’un souci d’unification de la linguistique traditionnelle (y compris celle des grammairiens du XVIIIe siècle) et des différents courants de la linguistique contemporaine,

décide d’attribuer le Prix Francqui 1986 à Monsieur Marc WILMET, Professeur à l’Université Libre de Bruxelles et à la Vrije Universiteit Brussel

Jury international dans lequel siégeaient :

Le Professeur Gilles-Gaston GRANGER
Professeur à l’Université de Provence
Aix-en-Provence – France
                                                                Président

et

Le Professeur Pierre BRUNEL
Professeur à l’Université de Paris IV
France

Le Professeur Eugenio COSERIU
Professeur à l’Université de Tübingen
Allemagne

Le Professeur Yves-Marie DUVAL
Professeur à l’Université de Poitiers
France

Le Professeur Tullio GREGORY
Professeur à l’Université de Rome
Italie

Le Professeur Jean Blaize GRIZE
Professeur à l’Université de Neuchâtel
Suisse

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Discours du Professeur Marc Wilmet

Sire,

L’honneur que vous faites aux lauréats du Prix Francqui en leur remettant vous-même le diplôme au cours d’une séance solennelle contribue à l’éclat de cette distinction et retentit dès lors, au-delà de nos personnes et de nos disciplines, sur l’ensemble de la recherche fondamentale.  Permettez-moi, très simplement, de vous exprimer la gratitude des universitaires belges, dont je suis en la circonstance le porte-parole.

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Plus qu’aucun autre, peut-être, le linguiste mesure l’impuissance des mots à traduire de façon ni trop banale ni trop compassée les sentiments de joie et de fierté – pourquoi le nier ? – qu’il éprouve, mais d’abord de reconnaissance.  Mes pensées se tournent vers ceux qui m’ont prodigué leur affection : mes parents, ma femme, mes enfants.  Vers mes maîtres à l’Université Libre de Bruxelles, en particulier M. Albert Henry, l’inspirateur exigeant.  Vers les deux institutions où j’ai trouvé accueil (la VUB puis l’ULB) Je m’en voudrais d’omettre ici les spécialistes étrangers qui ont recommandé mon nom au Conseil d’Administration de la Fondation Francqui.

Et voilà que le Prix Francqui couronne, pour la première fois à ce titre, un travail de linguistique.

La linguistique occupe dans l’éventail des sciences modernes une situation de carrefour.  Science humaine du fait de son objet (le langage des hommes sous toutes ses manifestations : orales, écrites, gestuelles), elle recueille des matériaux d’observation ou même les produits « en laboratoire » à la manière des grandes sciences expérimentales.  Comme les sciences dites exactes, elle alterne les raisonnements de type inductif et hypothético-déductif.  Cernée par la philologie, la philosophie, l’ethnologie, la psychologie et la sociologie, elle se défend mal contre les empiétements.  Vous chercheriez en vain la linguistique au nombre des objectifs – pourtant diversifiés – que le FNRS propose.  Nous y sommes renvoyés à des rubriques peu valorisantes : « Progrès des connaissances d’ordre très général » ou pire, « Objectifs inconnus ou indéterminés ».

Je suis « entré en linguistique » par le canal de la philologie, plus précisément le moyen français, alors parent pauvre des études médiévales, coincé entre deux époques de haute culture : le XIIIe siècle (le Classicisme de l’ancien français) et la Renaissance.  Au travers des farces, des sotties et des moralités, bref du théâtre profane, qui offrait, on pouvait l’espérer, une image assez fidèle de la langue parlée, j’avais entrepris d’examiner le système de l’indicatif.

Le concept de « système » remonte à Ferdinand de Saussure (1916).  Il signifie que la langue agence des formes à la manière de pions sur un échiquier, chacune tirant sa valeur d’une opposition à ses voisines.

La période-charnière du moyen français permettait de saisir le réseau relationnel en élaboration et finalement la lente substitution d’une structure française à l’organisation latine : introduction de tours analytiques (composés et surcomposés), multiplication des auxiliaires temporels, aspectuels et modaux, développement d’un sous-système de l’imparfait doté de satellites propres, notamment les formes en -rais que la grammaire scolaire baptise « conditionnels », en progression continue depuis le IXe siècle….

Ainsi, aux yeux du novice, les lignes de force s’assemblaient et retraçaient une histoire – pacifique – de conquêtes et de redistributions territoriales.

Chemin faisant, j’avais approfondi la pensée d’un linguiste réputé difficile : Gustave Guillaume (né en 1883, mort en 1960), l’initiateur de la psychomécanique du langage.  Je lui dois en gros le soucis d’expliquer après avoir décrit; en détail, l’idée d’une diachronie prospective, inversant la démarche rétrospective habituelle ou, si l’on préfère, suivant le flux du temps au lieu de le prendre à rebours.

La piste du moyen français menait de la sorte vers le français moderne.  Dans une série d’Etudes de morphosyntaxe verbale (1976), j’ai associé les deux perspectives artificiellement isolées de l’évolution et du fonctionnement synchronique en demandant par exemple la clef de tel emploi actuel à l’un ou l’autre phénomène antérieur, souvent sans rapport visible immédiat.

Le moyen français, entre-temps, faisait recette.  Des ouvrages se publiaient en France, en Suisse, en Allemagne, en Norvège.  Le moment d’une synthèse provisoire était venu.  Avec Robert Martin, Professeur à la Sorbonne, nous l’avons tentée en 1980.  L’ordinateur avait fourni au préalable une base empirique de matériaux triés et quantifiés.

N’empêche, la confection d’une grammaire complète reste l’occasion d’une bonne leçon de modestie.  L’inventaire de nos carences m’a conduit il y a une dizaine d’années du verbe au substantif et à la question éminemment complexe des déterminants.  Les résultats viennent de paraître.  Je ne saurais en parler qu’à la manière naïvement vaniteuse des jeunes pères.  Mieux vaut se taire : Habent sua fata libelli, « les livres ont leur destin ».

Sire, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Le Prix Francqui (récompense, dit-on, « de milieu de carrière ») invite l’heureux élu à promener sur sa vie scientifique un regard circulaire.

Il me semble apercevoir en amont de mes recherches une constante dont je ne m’étais jamais avisé, à savoir la volonté de décloisonner les époques (le moyen français), les méthodes (imbrication des visées synchronique et diachronique), les domaines (de la linguistique théorique à la stylistique), les cénacles (le guillaumisme réintégré à la tradition explicative), les doctrines (un mentalisme à l’européenne n’excluant pas le formalisme américain), les techniques (l’ordinateur au secours de la philologie).

Tempérament personnel, sans doute, fortifié à l’école du libre-examen.

Quand j’envisage l’avenir, un des projets qui me tiennent à coeur serait de faire descendre la réflexion authentiquement linguistique vers les classes secondaires.  La science a toujours vocation de simplifier et de clarifier.  En fin de compte, les thèmes d’études ne manquent pas, mais plutôt les moyens.  Je plains les chercheurs débutants, aujourd’hui privés de perspectives, voués au désenchantement…. ou à l’expatriation.  Victimes d’une définition à courte vue de l’utilité ou de la rentabilité, nos Facultés de Philosophie et Lettres sont en voie de désertification intellectuelle.

D’autres inquiétudes m’étreignent, que je ne puis taire, car elles touchent à l’exercice d’une liberté essentielle.  L’année même où le Prix Francqui était décerné à un francisant, une poignée de linguistes belges décidaient de fonder une revue à caractère national exclusivement et impérativement rédigée en anglais.  Nous retombons là dans une acception médiocre, hélas plus familière en ce pays, de l’épithète « linguistique ».

Pour les analystes du langage, il n’existe pas de langue supérieure ou de langue vassale.  Nous respectons d’abord les individus qui les utilisent.  Puisse la linguistique demeurer un humanisme !

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